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20 octobre 2015  Archives des actualités

Philippines

La souveraineté alimentaire est-elle une lutte féministe ?

Sans prendre en considération la condition spécifique des femmes paysannes, les méthodes de l’agroécologie ont peu de chances d’aboutir.

Aux Philippines, l’île méridionale de Mindanao est une des régions les plus pauvres du Sud-Est asiatique. Les partenaires d’Entraide et Fraternité s’y attaquent à l’insécurité alimentaire en favorisant l’agroécologie. Mais sans prendre en considération la condition spécifique des femmes paysannes, ces méthodes ont peu de chances d’aboutir…

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En mars 2015, le Centre Tricontinental a réalisé, avec le soutien d’Entraide et Fraternité et de ses partenaires philippins (en particulier Mindanao Tri-people Women Ressource Center), une mission sur l’île de Mindanao dans le but de réaliser une étude portant sur la relation entre agroécologie et l’empowermentdes femmes.
L’idée de départ de cette recherche reposait sur le paradoxe suivant : parmi les acteurs sociaux, institutionnels et politiques, l’agriculture paysanne et familiale et, plus encore, l’agroécologie s’affirment progressivement comme des alternatives légitimes et crédibles à un modèle agroproductiviste à bout de souffle.Elles répondent à un double enjeu environnemental et alimentaire, sont durables et performantes sur le plan agroéconomique, à taille humaine, et participent à un mouvement de transformation sociale. Voilà pour le côté pile.
Côté face, la réalité est plus sombre : les logiques de fonctionnement et les rapports de domination qui ont cours à l’intérieur des familles agricoles (entre les sexes et entre les générations) mettent à mal les bons résultats et les bonnes pratiques de l’agroécologie.
Des expériences multiples sur plusieurs continents démontrent qu’il existe une corrélation positive entre agroécologie et empowermentdes femmes. Le statut des femmes et leur autonomie peuvent être renforcés, mais sans qu’il existe pour autant de liens automatiques.

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La transition vers des modes de production agricole plus durable ne suffit pas, à elle seule, à garantir une évolution positive en matière d’égalité entre les sexes.
Les objectifs de souveraineté alimentaire auxquels l’agroécologie contribue et les objectifs d’empowermentdes femmes se recouvrent, mais ne se confondent donc pas.
Les premiers enjeux qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux luttes en faveur de la souveraineté alimentaire sont liés à l’agriculture. Or, ce domaine d’activité et les communautés rurales qui le portent demeurent imprégnés par le machisme et la domination masculineau nord comme au sud, avec toutefois des variantes selon les régions, mais aussi l’appartenance sociale, religieuse ou ethnique, etc.
Une approche de la souveraineté alimentaire ne se cantonne toutefois pas au seul champ agricole. Son intérêt et son potentiel émancipateur sont plus larges.
La souveraineté alimentaire est un élément central de la lutte pour la justice sociale et participe à un mouvement de transformation radicale du modèle de développement néolibéral caractérisé par des rapports sociaux et économiques inégalitaires. La souveraineté alimentaire, en s’attaquant aux différents systèmes d’exploitation vise donc - aussi - à combler le fossé qui sépare actuellement les femmes et les hommes, les riches et les pauvres, le nord et le sud.

Si la souveraineté alimentaire est une lutte sociale, elle doit devenir aussi une lutte féministe. Promouvoir la souveraineté alimentaire peut faire avancer les droits des femmes et remettre en cause la permanence d’une division sexuelle du travail asymétrique, mais à la condition que les organisations et acteurs qui s’inscrivent dans ce mouvement ouvrent les yeux et intègrent des analyses et des pratiques féministes.

Zoom sur les rapports sociaux
Pour comprendre les inégalités et les discriminations sexistes, une approche globale - sur les effets des poli-tiques néolibérales et de la libéralisation agricole notamment - et une approche nationale - sur les systèmes de domination pluriels et croisés comme la race, la classe, la sexualité, etc.- sont indispensables. Toutefois, elles doivent s’accompagner d’une approche locale qui permet d’appréhender la complexité des relations et des arrangements concrets entre les sexes : quelles sont les contraintes « ordinaires » et menaces qui pèsent sur les femmes ?
Quelles sont les stratégies, individuelles et collectives, mises en place au sein des familles, de la communauté, au sein d’organisations pour intégrer les intérêts des femmes et des paysannes, et avec quels résultats ? Quels sont les avancées et les obstacles observés ?
Ces questions ont été posées lors de plusieurs « focus group » organisés dans des communautés rurales et de pêcheurs à Mindanao et lors d’entretiens avec des leaders paysans.

Une première étape du dialogue consistait à récolter les réactions spontanées des femmes sur le processus de transition agricole vers un mode de production durable- ce que les paysans de Mindanao appellent l’agriculture organique. Globalement, celui-ci était perçu positivement en termes de renforcement durable de la souveraineté alimentaire. La majorité des femmes rencontrées mettaient en avant les éléments suivants : le bon niveau de production agricole, la baisse des coûts liés aux intrants (pesticides, fertilisants, etc.), les apports en termes nutritionnels, de santé pour la famille et de protection de l’environnement.
Dans une seconde étape, il était proposé aux différents groupes de décrire minutieusement les différentes étapes de la production organique (pour le riz principalement) depuis la sélection des semences jusqu’à la commercialisation et d’indiquer si les tâches étaient réalisées par des hommes ou des femmes.
Parallèlement, une ligne du temps (l’horaire d’une journée-type) était élaborée par les participants pour chaque sexe.
D’emblée, il est apparu que les femmes intervenaient à tous les niveaux de la production, venant briser, si besoin était, la représentation de la femme « à la maison », cantonnée aux activités ménagères et de soin.
Les tâches réalisées, le temps consacré, les décisions qu’elles prennent font qu’elles dépassent largement le rôle de l’« helper », celle qui se limiterait à assister l’époux, à lui donner un coup de main. Toutefois, paradoxalement, au cours des discussions et au sein de certains groupes, les femmes tendaient à minimiser leur rôle, à sous-évaluer leur implication, voire à le rendre peu ou pas visible.
Si les femmes ont gagné en responsabilité dans l’agriculture familiale, les charges qu’elles assument dans l’alimentation, l’entretien de la famille et la gestion de la maison demeurent, pour leur part, inchangées.L’investissement des femmes dans la sphère productive ne s’est pas traduit par un investissement équivalent des hommes dans la sphère reproductive. On parle dès lors de double journée, voire de triple journée des femmes (lorsqu’elles sont impliquées dans des activités communautaires). Les femmes deviennent, de ce fait, surchargées et sur-responsabilisées.
Promouvoir l’agriculture familiale durable est nécessaire, mais cela se fait rarement de manière « neutre » du point de vue du genre.Pour travailler au renforcement véritable de la souveraineté alimentaire, il faut aller au-delà en défendant des rapports sociaux internes aux familles qui soient justes et qui contribuent réellement à l’émancipation des femmes et des jeunes. Les objectifs de souveraineté alimentaire et de renforcement du statut et des droits de la femme peuvent converger dans le même sens mais, pour cela, il convient d’identifier les obstacles et les contraintes qui pèsent sur les femmes afin de pouvoir les dépasser.

Aurélie Leroy
Chercheuse au Cetri (Louvain-la-Neuve)





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